Cet arrêt du Conseil d’Etat constitue une bien mauvaise nouvelle pour les acteurs publics confrontés à des réclamations déposées par des entrepreneurs dans le cadre de l’exécution de marchés de travaux. Le Conseil d’Etat vient, en effet, de juger que l’entrepreneur est en droit de réclamer le paiement de travaux supplémentaires réalisés à la demande écrite ou verbale du maître d’ouvrage ou du maître d’œuvre et ce sans que cette demande ait été matérialisée par un ordre de service établi conformément aux prescriptions du marché. La défense classique des maîtres d’ouvrage consistant à soutenir qu’ils n’ont pas à payer des travaux supplémentaires qui n’ont pas fait l’objet d’ordre de service écrit et signé ne tient donc plus. Et c’est l’important apport de cet arrêt.
Dans ce dossier, par un contrat conclu en 2015, l’office public de l’habitat Toulon Habitat Méditerranée (département du Var) a confié à la société Eiffage Construction Var le lot n° 3 « terrassements fondations et gros-œuvre » d’un marché public de travaux à prix global et forfaitaire portant sur la construction de cent vingt-deux logements sociaux. L’office et la société ne se sont toutefois pas entendus sur le décompte du marché. La société a ainsi demandé au tribunal administratif de Toulon de condamner l’office à lui payer une somme complémentaire de 60 729 euros hors taxes au titre du solde du marché correspondant entre autres à des travaux supplémentaires qu’elle avait effectués. Par un jugement du 16 février 2023, le tribunal administratif faisant droit à la plus grande partie de cette demande, avait condamné l’office à payer à la société Eiffage Construction Sud-Est une somme de 52 517 euros hors taxes, assortie des intérêts moratoires. Mais, par un arrêt du 11 décembre 2023, la cour administrative d'appel de Marseille, sur l’appel principal de l’office, a ramené cette somme à 9 695 euros hors taxes. La société a déposé un pourvoi en cassation à l’encontre de cet arrêt de la CAA de Marseille.
Ainsi que le rappelle le rapporteur public, Nicolas Labrune, dans des conclusions fort éclairantes, la jurisprudence du Conseil d’Etat est bien établie dans deux hypothèses de réclamations déposées par l’entrepreneur pour obtenir le paiement de travaux supplémentaires. La première hypothèse correspond au cas où le maître de l’ouvrage a émis un ordre de service demandant explicitement à l’entrepreneur de réaliser des travaux supplémentaires. En pareil cas, le titulaire a droit à être payé des travaux supplémentaires, sans qu’il soit besoin de rechercher si ces travaux étaient indispensables à la bonne exécution des ouvrages, et, à défaut de paiement, le maître d’ouvrage engage sa responsabilité contractuelle pour faute (CE, 17 février 1978, Société Compagnie française d’entreprises, n° 99193, 99436).
La seconde hypothèse correspond à l’hypothèse où l’entrepreneur réalise des travaux supplémentaires de sa propre initiative sans aucun ordre de service ni même d’ordre simplement écrit ou verbal du maître d’ouvrage ou du maître d’œuvre. Dans ce cas, l’entrepreneur peut avoir droit à être indemnisé par le maître d’ouvrage de ces travaux, mais uniquement si ceux-ci étaient indispensables pour la réalisation de l’ouvrage selon les règles de l’art (CE Section, 17 octobre 1975, Commune de Canari, n° 93704 ; CE, 14 juin 2002, Ville d’Angers, n° 219874).
Demeure donc une troisième hypothèse assez classique dans le contentieux de l’exécution des marchés publics : l’hypothèse où l’entrepreneur a réalisé des travaux supplémentaires sur demande écrite ou verbale du maître de l’ouvrage ou du maître d’œuvre, mais sans ordre de service formel de ces derniers. Dans cette hypothèse, selon le rapporteur public, l’état du droit était, avant cet arrêt, moins établi.
Dans ce cas, la défense traditionnelle du maître d’ouvrage est, avant tout, formelle et consiste à soutenir qu’il ne doit pas procéder au paiement de travaux supplémentaires dès lors qu’ils ne présentent pas une nature indispensable et qu’ils n’ont pas fait l’objet d’un ordre de service formel. C’est, d’ailleurs, le raisonnement qui a été retenu par la Cour administrative d’Appel de Marseille pour refuser le paiement des travaux supplémentaires réclamés par la société Eiffage Construction.
Le Conseil d’Etat va écarter cette interprétation de l’état du droit. Les conclusions du rapporteur public Labrune sont éclairantes pour comprendre la position adoptée par le Conseil d’Etat « si l’administration n’a rien demandé à son cocontractant, on comprend bien qu’il doive, pour en obtenir l’indemnisation, prouver le caractère indispensable des travaux qu’il a réalisés de sa propre initiative. Mais, en revanche, si l’administration ou son maître d’œuvre a bien formulé une demande et que l’entrepreneur s’exécute, nous ne voyons pas pourquoi on exigerait de lui qu’il prouve que ce que l’administration lui a demandé de faire était indispensable. Et la circonstance que la demande de l’administration n’ait pas pris la forme d’un ordre de service nous paraît à cet égard sans incidence : l’exigence posée par le CCAG que la demande de prestations supplémentaires prenne la forme d’un ordre de service est une prescription formelle qui pèse sur le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre mais nous ne pensons pas que ce puisse être une condition de naissance de l’obligation contractuelle qui impose à l’administration de payer les travaux qu’elle a demandés ».
Le Conseil d’Etat va explicitement résumer cet état du droit désormais bien fixé en indiquant que « lorsque le titulaire d'un marché public de travaux conclu à prix global et forfaitaire exécute des travaux supplémentaires à la demande, y compris verbale, du maître d'ouvrage ou du maître d'oeuvre, il a droit au paiement de ces travaux, quand bien même la demande qui lui en a été faite n'a pas pris la forme d'un ordre de service notifié conformément à ce que prévoient en principe les stipulations du cahier des clauses administratives générales. En revanche, lorsque le titulaire du marché exécute de sa propre initiative des travaux supplémentaires, il n'a droit au paiement de ces travaux que s'ils étaient indispensables à la réalisation de l'ouvrage dans les règles de l'art
On imagine, d’ores et déjà, les discussions très factuelles que va engendrer l’exécution de cet arrêt. Pour obtenir le paiement de travaux supplémentaires non indispensables, l’entrepreneur va devoir rechercher dans le dossier la preuve d’une demande écrite ou verbale émanant du maître de l’ouvrage ou du maître d’œuvre. La preuve peut s’avérer complexe pour la « demande verbale ». Comment démontrer la réalité d’une demande verbale du maître d’ouvrage ou du maître d’œuvre lorsque l’administration en conteste la réalité. Le débat reste plus ouvert concernant l’existence d’une demande écrite. La preuve étant libre, elle pourra, ainsi, être apportée par une lecture attentive des mentions figurant dans les comptes-rendus de chantier, par des courriers ou mails, ou encore par des échanges écrits entre le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre.
Il sera remarqué que le Conseil d’Etat et le rapporteur Labrune considèrent que l’entrepreneur a droit au paiement des travaux supplémentaires qu’il a réalisés en cas de demande verbale ou écrite du maître d’œuvre. On peut d’ores et déjà envisager les hypothèses où le maître d’ouvrage va être « condamné » à payer des travaux supplémentaires à l’entrepreneur car le maître d’œuvre lui a demandé de réaliser de tels travaux. Le maître d’ouvrage devra donc, dans cette hypothèse, assumer financièrement auprès de l’entrepreneur la demande du maître d’œuvre. Cette jurisprudence va vraisemblablement engendrer de nombreux appels en garantie du maître d’ouvrage à l’encontre de son maître d’œuvre avec toutes les questions qu’engendre un tel appel en garantie (seuil de tolérance, décompte général du marché de maîtrise d’œuvre,…).
Enfin, il sera noté que selon le rapporteur public Labrune, le paiement par le maître d’ouvrage des travaux supplémentaires sur simple demande verbale ou écrite trouve son fondement dans la mise en cause de la responsabilité contractuelle du maître d’ouvrage. Ce paiement ne trouve donc pas son fondement dans la théorie d’enrichissement sans cause. Le maître d’ouvrage ne peut donc pas revendiquer le défaut d’utilité de ces travaux pour obtenir le rejet de la demande de paiement présentée par l’entrepreneur.