Les conséquences liées à l’établissement d’un décompte général et définitif exprès ou tacite sont particulièrement importantes. En effet, le décompte général et définitif a vocation à cristalliser les demandes financières des parties et vaut renonciation définitive à toute réclamation ultérieure. Or, ce dispositif désigné par la pratique « de DGD tacite » a été introduit par la réforme du CCAG – Travaux en 2014 et n’existait pas dans le CCAG – Travaux de 2009. La question posée par cet intéressant arrêt est donc de savoir si un acheteur peut continuer à appliquer à ces marchés le CCAG – Travaux de 2009 alors que l’arrêté approuvant ce CCAG a été abrogé afin de rendre applicables aux marchés travaux le CCAG – Travaux issu de la réforme de 2014. Il ne s’agit pas uniquement d’un débat de « juristes » portant sur la question souvent problématique de l’application de la loi dans le temps, mais d’un débat aux conséquences opérationnelles importantes. Si l’on permet aux acheteurs de continuer à appliquer un CCAG – Travaux abrogé (celui de 2009), cela leur permet de contrer l’existence d’un DGD tacite qui constitue, pourtant, un élément essentiel de la reforme introduite en 2014 dans la nouvelle mouture du CCAG – Travaux pour « forcer » les acheteurs à notifier dans les délais le décompte général.
Dans ce dossier, la caisse nationale militaire de sécurité sociale (CNMSS) a conclu un marché public de travaux afin de restructurer l'établissement d'hébergement pour personnes âgées " La Martinière ", à Saclay (département de l’Essonne). Dans ce cadre, elle a confié le lot n°1 " terrassement, démolition, gros œuvre " à la société Entreprise Construction Bâtiment (ECB), pour un montant de 1.190.990 euros hors taxe. Ce lot a été réceptionné le 19 août 2019 avec réserves. Sa réclamation ayant été rejetée, la société attributaire a demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner le CNMSS à lui verser une somme de 841 727,14 euros TTC assortie des intérêts moratoires. Par un jugement n° 2007296 du 10 novembre 2022, le tribunal administratif de Versailles a rejeté sa demande. La société relève appel de ce jugement.
A l’appui de sa requête, la société ECB soutient qu’elle est titulaire d’un décompte général et définitif acquis tacitement conformément aux stipulations du CCAG – Travaux issue de l’arrêté du 3 mars 2014. Plus précisément, elle invoque que l’arrêté du 3 mars 2014 s’applique à tous les marchés publics pour lesquels une consultation a été engagée ou un avis d’appel public à la concurrence a été envoyé à la publication à compter du 1er avril 2014. Elle soutient donc qu’il convient d’appliquer au marché qu’elle a conclu avec le CNMSS le CCAG – Travaux de 2014 et non pas le CCAG – Travaux de 2009 auquel fait, pourtant, référence le marché litigieux. Elle demande alors la condamnation de la CNMSS à lui verser la somme de 841 727,14 euros TTC correspondant au solde de ce décompte.
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Effectivement, le CCAG approuvé par l’arrêté 3 mars 2014 prévoit dans l’article 13.4.4 que l’inertie du maître d’ouvrage peut avoir pour conséquence la naissance d’un décompte général et définitif tacite en faveur du titulaire du marché. Cette règle a pour objectif d’accélérer l’établissement du décompte général et définitif et faciliter la gestion de la trésorerie des entreprises. Elle a d’ailleurs été reprise dans le CCAG-Travaux de 2021.
Il convient de préciser que l’argumentation de la requérante avait prospéré devant les juges de première instance, qui ont considéré le CCAG Travaux dans sa rédaction issue de l’arrêté du 3 mars 2014 applicable au marché litigieux. Les juges du tribunal administratif de Versailles ont, toutefois, sue le fond rejeté la requête au regard du non-respect des conditions prévues par l'article 13.4.4 du CCAG de 2014 pour l'établissement d'un décompte général et définitif tacite.
Pourtant, les documents contractuels relatifs à la passation de ce marché se référaient uniquement au CCAG approuvé par l’arrêté du 8 septembre 2009 qui ne prévoie pas de dispositif du décompte général et définitif tacite. Cet arrêté du 8 septembre 2009 a cependant été abrogé par l’arrêté précité du 3 mars 2014.
La question qui se posait dans cet arrêt est alors de déterminer quel CCAG était applicable en l’espèce. Plus précisément, il s’agissait de trancher la question de savoir si le CCAG de 2009 pouvait être appliqué dans la mesure où il était visé par les documents contractuels, alors même que le décret l’instituant avait été abrogé.
Après avoir rappelé les conditions dans lesquelles les clauses du marché public peuvent être déterminées par référence à des documents généraux tels que les cahiers des clauses administratives générales, la cour administrative tranche cette question en rappelant que le CCAG est un « document type dépourvu en lui-même de portée juridique (qui) ne s’applique qu’aux marchés qui s’y réfèrent expressément ». Abordant une rédaction des plus explicite, la cour en arrive à la conclusion que « compte tenu de la nature de ce document, aucune règle ou principe d’ordre public ne s’oppose à ce qu’un contrat se réfère à la version d’un cahier des clauses administratives générales issue d’un décret abrogé à la date de conclusion de ce contrat. ». La liberté contractuelle (application contractuelle d’un CCAG « obsolète » acceptée par les deux parties) prime donc.
Or en l’espèce, il résultait de l’article 142 du cahier des clauses administratives particulières du marché ainsi que des conditions d’exécution du contrat, que la commune intention des parties était « de faire application, dans leurs relations contractuelles, des seules stipulations du CCAG Travaux dans sa version issue de l’arrêté du 8 septembre 2009 et de ne pas appliquer le mécanisme du décompte général et définitif tacite prévu par le CCAG Travaux dans sa version issue de l’arrêté du 3 mars 2014 visé ci-dessus. »
Les conséquences concrètes de cette solution sont importantes : la société ECB n’était ici pas fondée à se prévaloir d’un décompte général et définitif acquis tacitement selon les modalités résultant du CCAG Travaux dans sa version issue de l’arrêté du 3 mars 2014. La requête est alors rejetée.