Il appartient au titulaire d'apporter la preuve de la date de réception de sa demande de paiement

CAA Versailles, 17-09-2024, 21VE02263 , Société Jancarthier

La cour administrative d’appel de Versailles vient de rappeler aux titulaires de marchés n’utilisant pas le service « chorus.fr » qu’il est bien difficile d’obtenir le paiement d’intérêts moratoires pour les factures prétendument payées avec retard par un acheteur public. 

Dans ce dossier, l’Ecole centrale des arts et manufactures, devenue Centrale Supélec, a passé avec la société Jancarthier un marché public à bons de commande relatif à la fourniture de titres de transport et services annexes pour les quatre campus de Centrale Supélec. Le marché a été notifié le 26 juillet 2016. D'une durée initiale d'un an, il pouvait être reconduit trois fois maximum sauf à avertir la société attributaire au moins trois mois avant la date de reconduction. Par lettre du 23 octobre 2018, en violation du délai de préavis de trois mois, Centrale Supélec a informé la société Jancarthier de sa volonté de mettre fin au marché au 31 décembre 2018. 

Par lettre du 3 avril 2019, la société Jancarthier a sollicité l'indemnisation de sa marge nette, le paiement de deux factures impayées et le paiement des intérêts moratoires pour des factures payées avec retard ainsi que l'indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement de 40 euros par facture non payée dans les délais. 

En l’absence de réponse positive de l’acheteur, la société Jancarthier a saisi le tribunal administratif de Versailles afin d’obtenir la condamnation de Centrale Supélec à lui verser les sommes de 38 526 euros au titre de sa marge nette, de 449,60 euros au titre de factures impayées et de 69 551,82 euros au titre des intérêts moratoires. 

Ayant obtenu très partiellement gain de cause en première instance (condamnation de Centrale Supélec à lui verser 4.284,99 euros), la société Jancarthier a fait appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel de Versailles. 

Concernant la question de la résiliation hors du délai de préavis, la cour administrative d’appel de Versailles a repris, à son compte, des solutions désormais bien établies. La résiliation opérée par l’acheteur est en l’espèce irrégulière puisque ce dernier n’a pas respecté le délai de préavis de trois mois. Dans cette hypothèse, le titulaire d'un marché résilié irrégulièrement peut prétendre à être indemnisé de la perte du bénéfice net dont il a été privé. Mais, il lui appartient d'établir la réalité de ce préjudice. Or, en l’espèce, le marché à bons de commande ne comportait aucun montant minimum de sorte que le préjudice tenant au manque à gagner n'est pas certain et ne peut donc donner lieu à réparation. De plus le taux de marge de 5 % que la société requérante retient pour le calcul de son préjudice n’est pas démontré. La cour en arrive à la conclusion que la société requérante ne démontre pas que la résiliation irrégulière du marché lui a causé un préjudice certain et direct. 

Le dossier soulevait des questions plus intéressantes sur la problématique des intérêts moratoires. On sait que les pouvoirs publics ont fait du respect des délais de paiement par les acheteurs un élément essentiel de l’efficacité de la commande publique. Les intérêts moratoires sont donc de droit dès lors que l’acheteur public ne respecte pas le délai de paiement (généralement de 30 jours) pour procéder au règlement des factures des titulaires de marché. Du fait du contexte économique actuel, le taux d’intérêt moratoire est aujourd’hui élevé et atteint 12,25%. Le prestataire a de plus droit à une indemnité forfaitaire de 40 euros par facture non payée dans les délais. On comprend, donc, assez facilement que le montant des intérêts moratoires peut être assez élevé dès lors que l’acheteur public paie en retard les factures présentées par les titulaires. 

Mais si les intérêts moratoires sont de droit et qu’il est assez simple d’établir la date de règlement d’une facture, il est beaucoup plus difficile de démontrer la date de réception de la facture par l’acheteur ; date de réception qui fait partir le délai de paiement. 

Les prestaires qui n’utilisent pas la facturation électronique (pourtant obligatoire) et qui ne transmettent pas leurs factures aux acheteurs publics sur le service « chorus.fr » vont se trouver confronter à cette difficulté. Comment donner date certaine à une facture transmise le plus souvent par mail ou par courrier simple. 

Et l’article R.2192-14 du code de la commande publique est sur ce point sujet à interprétation. Cet article pose le principe que la date de réception de la demande de paiement (c’est-à-dire de la facture) est « constatée par les services du pouvoir adjudicateur ». A défaut, si cette date de réception n’est donc pas constatée par le pouvoir adjudicateur, ce qui est souvent le cas (sinon il n’y aurait pas de contentieux), la date de réception de la facture est la date de la facture augmentée de deux jours. L’article R. 2192-14 précise même que c’est cette date augmentée de deux jours qui fait foi. Cela semble être donc une excellente nouvelle pour le titulaire. Mais cet article s’empresse d’indiquer qu’en « cas de litige il appartient au créancier d’apporter la preuve de cette date ».

Quelle portée donner à cet article. Telle est la question posée aux juges administratifs et dans ce dossier à la cour administrative d’appel. Faut-il considérer que si l’acheteur n’a pas accusé réception de la facture, il suffit de prendre la date de la facture et de l’augmenter de deux jours puisque cette date fait « foi » selon l’article R. 2192-14 : interprétation bien entendu défendue par les titulaires. Faut-il au contraire, considérer que dès lors que l’acheteur public conteste la date de réception des factures, il faut partir du principe qu’il appartient au titulaire « d’apporter la preuve » de la date de réception de la facture. Si l’on retient cette interprétation, la situation devient compliquée pour le titulaire car comment peut-il apporter la preuve de la date d’envoi d’une facture par mail ou par courrier simple. 

L’enjeu est donc important. Et la cour administrative d’appel de Versailles, comme d’ailleurs la cour administrative de Bordeaux (31 juillet 2024, Sté Géodis, req. n°BX n°2400264) va considérer que c’est la seconde interprétation de l’article R. 2192-14 du code de la commande publique qu’il convient de retenir. Le titulaire ne peut donc pas se contenter de produire un listing des factures non payées dans le délai réglementaire avec un calcul des intérêts moratoires démarrant 2 jours après la date des factures. La cour rappelle dans une formulation sévère que « la charge de la preuve de la date de réception des factures incombe à la société requérante ».

En l’espèce, la cour va donc confirmer la position adoptée par le tribunal administratif de Versailles et n’octroyer à la société requérante que des intérêts moratoires limités à un montant de 4.284.99 euros. Cette somme correspond aux intérêts moratoires reconnus par l’acheteur. 

Il convient, toutefois, de signaler que cet état du droit sévère pour le titulaire connaît une réserve importante. Si le titulaire utilise le site « chorus.fr » mis en place par le ministère de l’économie depuis la généralisation de la facturation électronique en 2019, la situation est tout autre. L’article R.2192-15 du code de la commande publique précise, dans ce cas, et sans surprise, que la date de réception de la facture correspond « à la date de notification au pouvoir adjudicateur du message électronique l’informant de la mise à disposition de la facture ». En cas d’utilisation du portail « chorus.fr », ce qui est désormais obligatoire, il suffira au titulaire de consulter son « relevé chorus » et de produire au juge les messages démontrant les dates de mises à disposition des factures. Cet avantage devrait inciter les derniers réfractaires à utiliser la facturation électronique et le service « chorus.fr ». 

L’arrêt de la cour administrative présente un second intérêt concernant la question de l’indemnité forfaitaire de 40 euros par fracture non payée dans les délais. Pour les marchés de services et de fournitures, les CCAP ne sont pas toujours très clairs sur le point de savoir si le prestataire doit facturer ses prestations une fois par mois (par situations mensuelles) pour toutes les prestations livrées ou fournies dans le mois, ou s’il peut facturer à chaque prestation ou livraison effectuée. Dans ce second cas, en cas de retard de paiement, le prestataire pourrait réclamer 40 euros pour chacune des factures. Cela peut vite chiffrer. A titre d’illustration, si dans un marché de fournitures, le prestataire établit une facture à chaque fourniture et qu’il livre 100 fournitures par mois, l’indemnité forfaitaire peut représenter une somme mensuelle de 4.000 euros. Dans cette même situation, si le CCAP prévoit une rémunération mensuelle, le prestataire ne pourra réclamer qu’une indemnité forfaitaire de 40 euros en dépit des 100 livraisons effectuées puisqu’il est contractuellement prévu que le prestataire n’émet qu’une facture par mois. 

L’enjeu économique est donc de taille. Dans ce dossier, la cour va constater qu’une annexe à l’acte d’engagement précise que « le relevé mensuel sera régler à trente jours pour l’ensemble des factures émises pendant le mois considéré ». L’indemnité forfaitaire doit, donc, dans ce dossier, se calculer mensuellement et non factures par factures. Pour les marchés de fournitures ou de services, il est donc conseillé aux acheteurs publics de prévoir une facturation par acompte mensuelle pour limiter, en cas de retard de paiement, l’indemnité forfaitaire à 40 euros. 

Ce qu'il faut retenir

1.
Pour obtenir des intérêts moratoires, il appartient au titulaire d'apporter la preuve de la date de réception de sa demande de paiement
2.
S’il n’utilise pas la facturation électronique, le titulaire ne peut pas se contenter de transmettre un « listing » des factures non payées 
3.
Il est conseillé à l’acheteur public de prévoir, pour les marchés de fournitures et de services, un système d’acompte mensuel pour limiter le montant de l’indemnité forfaitaire en cas de retard de paiement 

À propos de l'auteur

Antoine Alonso Garcia

Inscrit au Barreau de Paris depuis 1999, j'ai créé ma propre structure en 2007.

J’interviens essentiellement dans la conduite de projets publics, tant pour les maîtres d’ouvrage publics (gestion de la passation et de l’exécution des contrats) que pour les entreprises (réponse à appels d’offres, gestion des litiges d’exécution). Cette pratique intensive des projets publics m’a naturellement amené à développer une compétence en matière en droit de la construction (publique et privée) et en droit des assurances.

Maître de conférences pour le cours de droit de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j'anime aussi de nombreuses formations en droit de la commande publique et en droit de la responsabilité administrative.

J'ai obtenu en 2020 la mention de spécialisation en droit public

J'ai créé en 2023 le Cabinet CORAL Avocats.