Attention aux transactions conclues à la suite de l’annulation d’un marché 

CAA de Versailles , 20-03-2025, 22VE02067 , Société Elres

Cet arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles rappelle que le juge administratif, s’il vient à être saisi, contrôle strictement le contenu des transactions conclues à la suite de l’annulation d’un marché. Et il n’hésite pas à sanctionner les transactions qui prévoient, sans « explication » le versement au prestataire d’une indemnité transactionnelle quasiment identique au prix du marché annulé. 

Dans ce dossier, la commune de Chilly-Mazarin (département de l’Essonne) a souhaité faire évoluer les menus servis aux enfants des écoles et centres de loisirs en leur proposant une alternative de deux plats chauds. Le syndicat intercommunal chargé de la restauration n'ayant pas été en mesure de fournir cette prestation, la commune s'est tournée vers un prestataire extérieur et a confié à la société Elres, par un marché signé le 22 octobre 2018, la confection et la livraison de la moitié des plats chauds pour les repas scolaires et périscolaires. Sur déféré préfectoral, ce marché a été annulé par un jugement du tribunal administratif de Versailles du 29 mars 2019 au motif que la commune était incompétente, la restauration scolaire et périscolaire étant exclusivement prise en charge par le syndicat intercommunal de restauration. Dans le cadre de ce marché, avant son annulation, la société Elres a émis des factures d'un montant total de 80 075,81 euros TTC. En outre, le syndicat de restauration ayant été dans l'impossibilité de livrer une moitié des repas sans plat principal, la commune a commandé auprès de la société Elres le complément des menus par le biais de bons de commandes, pour un montant total facturé de 63 014,75 euros TTC jusqu'au jugement précité du 29 mars 2019. Enfin, du 1er avril 2019 au 30 juin 2019, la société Elres a facturé à la commune la confection et la livraison de repas pour un montant total de 106 009,11 euros TTC. La société estimait, en conséquence, être titulaire vis-à-vis de la commune d'une créance de 249 099,67 euros, à laquelle il convenait d'ajouter le montant de son préjudice et les intérêts moratoires et pénalités de retard, pour un montant total de 284 120,34 euros. Les parties sont convenues de conclure une transaction sur le fondement de l'article 2044 du code civil, la commune de Chilly-Mazarin acceptant de verser à la société Elres une indemnité forfaitaire de 249 000 euros, ce versement mettant définitivement un terme à leur différend. 

Nous pouvons résumer les éléments chiffrés du dossier en indiquant que la transaction allouait à la société Elres une indemnité de 249.000 euros pour la réalisation de prestations se chiffrant à 249.099.67 euros. 

C’est dans ce cadre qu’un conseiller municipal a demandé au tribunal administratif de Versailles d’annuler le refus du maire de Chilly-Mazarin de retirer la délibération approuvant la signature du protocole d’accord, d’annuler cette délibération et d’annuler le protocole d’accord autorisé par cette délibération.

Par un jugement du 13 juin 2022, le tribunal administratif de Versailles a fait droit à ses demandes. Et la cour administrative d’appel de Versailles, dans l’arrêt commenté, saisie en appel par la société Elres, va confirmer le jugement et que le protocole transactionnel est entaché de nullité.

Pour aboutir à cette solution, la cour administrative d’appel de Versailles va reprendre les principes posés par le Conseil d’Etat dans ses arrêts « Commune de Fontenay-le-Fleury » et « Commune de Saint-Tropez » (C.E. 23 mai 1979, Commune de Fontenay-le-Fleury, Rec. p. 226 – C.E. 8 décembre 1995, Commune de Saint-Tropez, AJDA 1996 p. 448).

La cour va, ainsi, rappeler que pour faire face à la nullité d’un marché empêchant le paiement du prestataire ayant donc réalisé des prestations sur le fondement d’un marché nul, la collectivité et ledit prestataire peuvent conclure un protocole transactionnel « sous réserve de la licéité de l'objet de ce dernier, de l'existence de concessions réciproques et équilibrées entre les parties et du respect de l'ordre public ».

C’est ainsi que dans cette hypothèse, le prestataire dont le contrat est entaché de nullité peut prétendre en premier lieu, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s'était engagé (théorie de l’enrichissement sans cause). Le prestataire se voit priver de la possibilité de réclamer une indemnité à ce titre si le marché entaché de nullité a été obtenu dans des conditions de nature à vicier le consentement de la collectivité. Cela peut par exemple être le cas si le marché litigieux a été conclu sans aucune procédure de mise de concurrence préalable alors que les seuils de mise en concurrence étaient dépassés.

Une fois le montant de l’enrichissement sans cause « subi » par le prestataire établi, ce dernier peut également demander à la collectivité le paiement des autres dépenses qu’il a exposées pour l'exécution du contrat et des gains dont il a été effectivement privé par la nullité du marché (notamment du bénéfice auquel il pouvait prétendre). L’allocation de cette seconde partie de l’indemnisation (qui couvre essentiellement le manque à gagner subi) se fonde sur la mise en cause de la responsabilité quasi-délictuelle pour faute de la collectivité. La faute de la collectivité réside essentiellement dans le fait d’avoir conclu un marché entaché de nullité. Cette indemnité quasi-délictuelle doit être revue à la baisse si le prestataire a lui-même commis une faute qui a contribué à la conclusion d’un marché entaché de nullité.

Finalement, l’indemnité allouée au prestataire ayant exécuté une prestation sur la base d’un marché nul sur la base de l’enrichissement sans cause et de la faute quasi-délictuelle de l’acheteur peut être égale à la rémunération prévue par ledit marché. 

Or, en l’espèce, la transaction conclue par la Commune de Chilly-Mazarin et la société Elres ne détaillait pas la décomposition de l’indemnité allouée à la société et aboutissait à verser à cette dernière la quasi-totalité de la rémunération stipulée au marché. Cette absence de démonstration du préjudice subi par le prestataire sur le terrain de l’enrichissement sans cause et de la faute quasi-délictuelle de l’acheteur conduit la cour à considérer que cette transaction présente un « objet illicite » et qu’elle « méconnaît l’autorité de la chose jugée résultant du jugement » prononçant la nullité du marché. La cour poursuit ses critiques en indiquant que le protocole transactionnel ne permet pas d’identifier les dépenses utiles exposées par la société Elres pour l’exécution des prestations et le manque à gagner subi par cette dernière à raison des fautes commises par la collectivité. La cour en arrive à la conclusion assez sévère que le « protocole litigieux comporte une libéralité » et qu’il doit, à ce titre, être annulé. 

Cet arrêt confirme que le juge administratif, s’il vient à être saisi, contrôle avec une grande attention le contenu d’une transaction conclue pour tirer les conséquences financières de la nullité d’un marché. Certes, l’acheteur et le prestataire peuvent, sur le principe, prévoir que l’indemnité transactionnelle soit quasi-égale à la rémunération prévue dans le marché entaché de nullité. Mais, sous peine d’être illicite, la transaction doit clairement identifier d’une part la part de l’indemnité transactionnelle couvrant les dépenses exposées par le prestataire pour exécuter la prestation et d’autre la part de l’indemnité couvrant le manque à gagner subi par le prestataire. 

La sévérité de cette jurisprudence nous conduit d’ailleurs à conseiller aux rédacteurs de tels protocoles de justifier (éventuellement avec des annexes financières) les dépenses utiles engagées par le prestataire et dont le montant global correspondant au montant de l’enrichissement sans cause réclamé à l’acheteur. Si la nullité du marché découle en partie d’une faute du prestataire, ce dernier ne peut pas en principe réclamer l’intégralité du manque à gagner qu’il a subi puisque sa faute limite la responsabilité quasi-délictuelle encourue par l’acheteur. Il conviendra d’être vigilant sur ce point lors de la rédaction du protocole. Cela peut être le cas si la nullité du marché découle d’un vice dans la procédure de mise en concurrence imputable entre autres au prestataire (à titre d’illustration dépôt d’une offre irrégulière pourtant retenue par l’acheteur).

La mise en œuvre des principes rappelés par cette jurisprudence devrait donc conduire le prestataire à indiquer son taux de marge pour l’exécution des prestations puisque l’indemnité transactionnelle doit détailler le montant de l’enrichissement sans cause et le montant du manque à gagner subi. Cela risque de « refroidir » certains prestataires peu enclins à diffuser leur taux de marge dans une transaction qui demeure un document administratif communicable.

Conclure une transaction pour tirer les conséquences indemnitaires de la nullité du marché cela demeure donc possible, mais avec des détails et précisions qui risquent d’effrayer quelques prestataires

Ce qu'il faut retenir

1.
La transaction conclue à la suite d’un marché nul qui se contente de prévoir une indemnité transactionnelle quasiment égale au montant de la rémunération constitue une libéralité 
2.
Une telle transaction est donc entachée de nullité 
3.
La transaction doit détailler le montant de l’indemnité allouée au prestataire au titre des dépenses utiles engagées et le montant de l’indemnité réclamée au titre du manque à gagner subi 

À propos de l'auteur

Antoine Alonso Garcia

Inscrit au Barreau de Paris depuis 1999, j'ai créé ma propre structure en 2007.

J’interviens essentiellement dans la conduite de projets publics, tant pour les maîtres d’ouvrage publics (gestion de la passation et de l’exécution des contrats) que pour les entreprises (réponse à appels d’offres, gestion des litiges d’exécution). Cette pratique intensive des projets publics m’a naturellement amené à développer une compétence en matière en droit de la construction (publique et privée) et en droit des assurances.

Maître de conférences pour le cours de droit de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j'anime aussi de nombreuses formations en droit de la commande publique et en droit de la responsabilité administrative.

J'ai obtenu en 2020 la mention de spécialisation en droit public

J'ai créé en 2023 le Cabinet CORAL Avocats.