Même en cas de circonstances imprévues avérées, la liberté de conclure un avenant n’est pas limite

Cour administrative de Bordeaux, 23-09-2025, 23BX00960 , Communauté Urbaine du Grand Poitiers

On s’est beaucoup interrogé pendant et après la crise de la Covid 19 pour savoir si la crise sanitaire pouvait constituer une circonstance imprévue permettant la conclusion d’avenants excédant les seuils de « raisons » imposées par le Code de la commande publique (pour rappel, 10% pour les marchés de services/fournitures/prestations intellectuelles et 15% pour les marchés de travaux). Ce débat juridique semble, désormais, derrière nous puisque la jurisprudence administrative a reconnu généralement que la crise sanitaire constituait des circonstances imprévues au sens de la commande publique permettant la conclusion d’avenants importants. 

L’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux confirme cet état du droit de manière assez laconique puisque la cour indique qu’il n’est pas contesté que la « crise sanitaire, et ses conséquences notables sur la baisse du trafic aérien, constitue une circonstance imprévue  au sens du droit de la commande publique. 
L’enjeu de ce dossier et l’intérêt de cet arrêt se situe sur un autre plan. Les parties contractantes étaient en droit de conclure un avenant dépassant les seuils de raisons imposés par le droit de la commande publique puisque la crise sanitaire était bien imprévisible. Toutefois, dès lors qu’ils sont en droit de conclure un tel avenant, les parties peuvent-elles intégrer dans cet avenant des impacts financiers qui ne sont pas en lien direct avec la crise sanitaire. En d’autres termes, dès lors qu’elles sont en droit de conclure un avenant excédant « le seuil de raison », les parties ont-elles une liberté contractuelle totale pour intégrer dans cet avenant toute les problématiques économiques qu’elles rencontrent. Telle était la question posée à la cour administrative d’appel de Bordeaux. 

Les faits à l’origine de ce dossier sont liés à la gestion en délégation de service public de l’aéroport de Poitiers – Biard (département de la Vienne). En effet, par une convention de délégation de service public conclue le 30 octobre 2019, le syndicat mixte de l'aéroport de Poitiers-Biard (SMAPB), composé depuis le 1er janvier 2019 de la communauté urbaine de Grand Poitiers (CUGP) et du département de la Vienne, a confié la gestion de l'aéroport à la société d'exploitation et d'action locale pour l'aéroport de Poitiers Biard (SEALAPB) pour une durée de douze années à compter du 1er janvier 2020. Une clause de rendez-vous a été insérée à l'article 28.3 de cette convention, prévoyant que " au terme de la sixième année d'exploitation (...) les parties procéderont à une comparaison entre le prévisionnel cumulé des passagers (...) soit 892 526 passagers cumulés, et le réalisé. S'il est constaté un écart négatif de plus de 25 % soit un réalisé inférieur au prévisionnel sur les exercices écoulés (...) le concédant procédera, sous respect d'un préavis de six mois à une résiliation unilatérale du contrat (...) ". Par un courrier du 27 novembre 2020, le concessionnaire a sollicité la suppression de cette clause de rendez-vous en raison de la survenance de la crise sanitaire liée au Covid-19. Par une délibération du 15 mars 2021, le comité syndical du SMAPB a, par un vote à la majorité absolue, autorisé son président à conclure avec le concessionnaire un avenant portant modification de cette clause en ramenant l'objectif prévisionnel de trafic fixé pour la période 2020-2026 de 892 526 passagers cumulés (transit et hors-transit) à 308 894 passagers hors transit. 

La communauté urbaine de Grand Poitiers, ainsi que certains conseillers communautaires, ont demandé au tribunal administratif de Poitiers de prononcer l'annulation de cet avenant, ou à titre subsidiaire sa résiliation. Le tribunal administratif de Poitiers ayant rejeté leur demande, ils ont saisi la cour administrative d’appel de Bordeaux. 

Pour justifier cette baisse substantielle de l’objectif de fréquentation du site de l’ordre de 65%, la SAMPB fait valoir qu'il s'est fondé sur les prévisions d'évolution du trafic aérien européen résultant d'un rapport du 15 octobre 2021 intitulé " Eurocontrol statfor - 5 years forecast 2020-2024 ". Il précise s'être basé sur le plus pessimiste des trois scenarii élaborés par ce rapport, qui prévoyait un niveau de trafic, par rapport à l'année 2019, de 44 % en 2020, 50 % en 2021, 58 % en 2022, 67 % en 2023, et 75 % en 2024, et escomptait un retour à la normale en 2029. 

La cour rejette cet argumentaire pour une double raison. En premier lieu, la cour va ainsi rappeler que la" diminution de l'objectif de performance assigné à la société exploitante excède notablement la diminution globale de trafic résultant de ce scénario » (pour rappel, baisse de l’objectif de fréquentation de 65% alors que le scénario prévoyait une baisse comprise entre 56% en 2020 à 25% en 2024). En second lieu, la cour juge que « ce scénario, ancien de cinq mois à la date de conclusion de l'avenant, était basé sur l'hypothèse d'une absence de vaccin efficace contre le Covid-19. Or, au 15 mars 2021, un vaccin était disponible et une campagne massive de vaccination avait été lancée par les autorités sanitaires françaises. Dès lors, à cette date, le scénario le plus plausible des trois scenarii élaborés par le rapport précité était, non pas celui sur lequel le SMAPB s'est basé, mais celui fondé sur l'hypothèse d'un vaccin en 2021, qui prévoyait une reprise beaucoup plus rapide du trafic aérien et un retour à la normale dès 2024 ».

Le contrôle du juge est donc important et sanctionne toute dénaturation manifeste des faits. 
La cour en arrive à la conclusion que les « les modifications résultant de l'avenant en litige ont excédé ce qui était rendu strictement nécessaire par les circonstances imprévues de l'espèce » et qu’elles violent donc les principes du code de la commande publique. 

La cour rappelle ainsi aux parties que l’existence de circonstances imprévues avérées ne leur permet pas tout. Pour reprendre les termes de la cour, « lorsque les parties mettent en œuvre ces dispositions, leur liberté contractuelle n'est pas sans limite. Les modifications apportées au contrat sur ce fondement doivent être directement imputables aux circonstances imprévisibles et ne peuvent excéder ce qui est nécessaire pour y répondre ». 

Ce qu'il faut retenir

1.
Lorsqu’un acheteur ou une autorité délégante invoque des circonstances imprévues pour conclure un avenant, le contrôle du juge est donc double 
2.
Le juge vérifie, en premier lieu, que les circonstances invoquées sont imprévisibles et extérieures aux parties 
3.
Une fois ces circonstances avérées, le juge vérifie l’ampleur de l’avenant 
4.
Cet avenant ne doit intégrer que des modifications qui sont nécessaires pour répondre directement aux circonstances imprévues rencontrées

À propos de l'auteur

Antoine Alonso Garcia

Inscrit au Barreau de Paris depuis 1999, j'ai créé ma propre structure en 2007.

J’interviens essentiellement dans la conduite de projets publics, tant pour les maîtres d’ouvrage publics (gestion de la passation et de l’exécution des contrats) que pour les entreprises (réponse à appels d’offres, gestion des litiges d’exécution). Cette pratique intensive des projets publics m’a naturellement amené à développer une compétence en matière en droit de la construction (publique et privée) et en droit des assurances.

Maître de conférences pour le cours de droit de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j'anime aussi de nombreuses formations en droit de la commande publique et en droit de la responsabilité administrative.

J'ai obtenu en 2020 la mention de spécialisation en droit public

J'ai créé en 2023 le Cabinet CORAL Avocats.


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