Le débat faisait rage depuis de nombreux mois et le Conseil d’Etat vient, dans cet arrêt, de le trancher dans un sens bien défavorable pour les maîtres d’ouvrage public. La question était la suivante : un maître d’ouvrage peut-il rechercher la responsabilité contractuelle d’un entrepreneur au titre des désordres non réservés à la réception et apparus dans l’année de parfait achèvement alors qu’il a notifié à l’entrepreneur le décompte général, sans y intégrer le coût des travaux nécessaires à la réparation de ses désordres. La réponse du Conseil d’Etat est conforme aux dernières décisions qu’il a rendues lorsqu’il a dû trancher des questions similaire (voir pour une illustration Conseil d’Etat 17 mai 2017, req. n° 396.241, OPH du Cantal : pour la mise en cause de la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre pour une erreur de conception entraînant la réalisation de travaux supplémentaires alors que le solde du marché de maîtrise d’œuvre avait été adopté). On l’aura compris : le Conseil d’Etat fait de la règle de l’intangibilité du décompte général un principe dont il est difficile de déroger.
Pour revenir à la question des désordres apparus pendant la période de garantie de parfait achèvement (ci-après GPA), le Conseil d’Etat va, ainsi, prendre en compte un critère temporel pour déterminer si le maitre d’ouvrage peut rechercher la responsabilité contractuelle de l’entrepreneur au titre de la GPA alors qu’il a notifié à l’entrepreneur le décompte général sans y intégrer le cout de réparation des « désordres GPA ».
Deux situations sont ainsi envisageables. Soit, le maître d’ouvrage a eu connaissance des désordres rentrant dans le cadre de la GPA avant l’établissement et la notification du décompte général, et dans ce cas, il doit intégrer ces désordres dans le décompte général. S’il ne le fait, il perd la possibilité de rechercher la responsabilité contractuelle de l’entrepreneur au titre de la GPA à raison de la règle immuable de l’intangibilité du décompte général.
Soit le maître d’ouvrage n’avait pas connaissance des désordres rentrant dans le cadre de la GPA au moment de la notification du décompte général, et dans ce cas, le maître d’ouvrage peut continuer à rechercher la responsabilité contractuelle de l’entrepreneur en dépit de la notification du décompte général.
La position du Conseil d’Etat est limpide et est intégré dans un « considérant » que l’on peut qualifier de principe « lorsque des réserves ont été émises lors de la réception et n'ont pas été levées, il appartient au maître d'ouvrage soit de surseoir à l'établissement du décompte, soit d'assortir celui-ci de réserves. Il lui appartient de faire de même lorsqu'il a connaissance, avant la notification du décompte général, de désordres apparus postérieurement à la réception qui sont susceptibles d'engager la responsabilité contractuelle du titulaire du marché, au titre de la garantie de parfait achèvement ou de toute autre stipulation contractuelle prolongeant la responsabilité contractuelle du titulaire postérieurement à la réception. A défaut, dans l'un comme dans l'autre cas, le caractère définitif du décompte a pour effet de lui interdire toute réclamation au titre de la responsabilité contractuelle des sommes correspondant à ces réserves et désordres. Le caractère définitif du décompte ne saurait en revanche faire obstacle ni à ce qu'il recherche, au titre de la garantie de parfait achèvement ou de toute autre stipulation contractuelle prolongeant la responsabilité contractuelle du titulaire postérieurement à la réception, la responsabilité contractuelle du titulaire pour les désordres apparus postérieurement à la réception dont il n'avait pas connaissance au moment de la notification du décompte général, ni à ce qu'il recherche, si les conditions en sont réunies, la responsabilité des constructeurs au titre de la garantie décennale ».
Cette position peut surprendre car de nombreuses cours administratives d’appel considéraient que les désordres relevant de la GPA, qui par définition apparaissent dans un délai d’un an à compter de la réception, constituent des désordres « post-réception », qui ne sont pas concernés par la problématique du décompte général. Pour reprendre les termes de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille sanctionné pour erreur de droit par la décision du Conseil d’Etat commenté « les sommes susceptibles d'être réclamées au titre de la garantie de parfait achèvement n'ont pas vocation à figurer dans le décompte général du marché » (CAA Marseille, 3 juin 2024, req. 23MA00410).
Ce raisonnement tenu par de nombreuses cours administratives d’appel est donc sanctionné par le Conseil d’Etat. Pour la haute-juridiction administrative, les désordres liés à la GPA bien qu’apparus après réception sont concernés par la règle d’intangibilité du décompte général. La seule question est de savoir si lorsque le maître d’ouvrage a établi et notifié le décompte général, il avait ou non connaissance des désordres relevant de la GPA.
Le maître d’ouvrage va donc se trouver dans une situation assez proche de celle qu’il rencontre lorsqu’il est confronté à la présence de réserves prononcées lors de la réception des travaux alors qu’il doit notifier le décompte général (Conseil d'État, 20 mars 2013, req. 357636, Centre hospitalier de Versailles). Confronté à des désordres rentrant dans le champ de la GPA et non « réparés » et dont il a connaissance, trois solutions s’offrent au maître de l’ouvrage qui souhaite préserver ses intérêts. Il peut, tout d’abord, notifier le décompte général avec réserves ; réserves visant les désordres GPA et rappelant à l’entrepreneur que sa responsabilité contractuelle est prolongée en dépit de la notification du décompte général tant qu’il n’a pas accompli les travaux nécessaires à la réparation des désordres. Il peut, également, notifier un décompte général intégrant au déficit du titulaire le montant des travaux nécessaires à la réparation des désordres constatés en GPA. Il pourrait également suspendre la notification du décompte général tant que les désordres liés à la GPA n’ont pas été réparés. Mais, pour mettre en œuvre cette troisième solution, encore faut-il que le maître d’ouvrage ait dérogé au CCAG – Travaux pour y intégrer la possibilité de suspendre la notification du décompte général.
Ces trois solutions ne sont pas simples à mettre en œuvre, surtout dans le cadre de la GPA que le maître d’ouvrage doit prolonger s’il les désordres n’ont pas été réparés à l’échéance de l’année de garantie. Mais le maître d’ouvrage n’a pas le choix s’il veut préserver ses intérêts. Sinon la collectivité peut se retrouver dans une situation que l’on peut qualifier d’assez injuste, ainsi que les faits de l’espèce le démontrent. Dans ce dossier, la commune de Marseille (département des Bouches-du-Rhône) a confié à la société locale d'équipement et d'aménagement de l'aire marseillaise (Soléam), agissant en qualité de maître d'ouvrage délégué, la réalisation de l'opération de construction d'une bibliothèque interuniversitaire et d'un regroupement des laboratoires en économie publique et de la santé. Le lot n° 1 " gros oeuvre " de ce marché public a été confié à la société Travaux du Midi. Après la réception des travaux prononcée le 28 février 2017, la société Soléam a constaté des températures anormalement élevées en façade et a mis en cause, à ce titre, la responsabilité contractuelle de la société Travaux du Midi au titre de la GPA. Une expertise judiciaire a été ordonnée et le maître d’ouvrage a notifié à la société Travaux du Midi le décompte général du marché sans y intégrer le coût des « désordres GPA » dont le cout et l’imputabilité demeuraient en discussion. En appel, ainsi que nous l’avons signalé, la cour administrative d’appel de Marseille a considéré que la notification du décompte général ne privait pas le maître d’ouvrage de la possibilité de rechercher la responsabilité de l’entrepreneur au titre de la GPA. Saisi en cassation, le Conseil d’Etat va appliquer sa « grille de lecture temporelle » pour constater qu’il ressortait des pièces du dossier que le maître d’ouvrage « avait eu connaissance des désordres en litige antérieurement à l'établissement de ce décompte et qu'elle était ainsi en mesure d'en faire état dans celui-ci ». La sanction tombe donc pour le maître d’ouvrage : la notification du décompte général le prive de la possibilité de rechercher la responsabilité contractuelle de la société Travaux du Midi pour les désordres apparus au cours de l’année de parfait achèvement. Dure décision, sept années de procédure qui n’aboutissent pas en raison de la simple notification d’un décompte général….