L’allongement du délai de réalisation d’un chantier peut constituer une sujétion imprévue 

CAA Lyon , 23-03-2023, n°21LY02107

Par un arrêt du 23 mars 2023, la cour administrative d’appel de Lyon vient d’élargir une voie d’indemnisation aux entreprises titulaires d’un marché de travaux « victime » d’un allongement du délai de réalisation des travaux en considérant que cet allongement de la durée de réalisation peut, par lui-même, constituer une sujétion imprévue ouvrant droit à indemnisation. Bonne nouvelle donc pour les entreprises, et mauvaise nouvelle pour le maître d’ouvrage.

En l’espèce, le Centre hospitalier de Valence (CHV) a entrepris des travaux de modernisation en 2004. Le lot n°5 « Électricité courants forts - courant faible » a été confié à la société EER, devenue SNEF. Initialement prévus pour une durée de 46 mois, les travaux ont finalement duré 140 mois en raison d’importants retards sur le chantier.

Cette situation a conduit la société SNEF à présenter, en septembre 2011, un mémoire en réclamation, au centre hospitalier, au titre des préjudices subis principalement du fait des retards dans l’exécution des travaux de la phase 1 du marché.

Par suite, le centre hospitalier a saisi le tribunal administratif de Grenoble en référé-expertise aux fins de déterminer l’origine, les causes et les conséquences, notamment au regard des préjudices subis par chacune des parties, des retards subis. Après remise du rapport d’expertise, le mémoire en réclamation a été rejeté explicitement en juillet 2016.

Après l’échec d’une procédure de règlement alternatif du litige, la société SNEF a saisi le tribunal administratif de Grenoble d’une demande tendant à obtenir l’allocation d’une indemnité de 2 182 488 euros. Pour obtenir cette indemnisation, la SNEF engageait, à titre principal, la responsabilité unique du CHV (pour faute et sans faute) et à titre subsidiaire la responsabilité solidaire de tous les constructeurs responsables du retard constaté sur le chantier. Ces deux demandes ont été rejetées en première instance.  Le CHV a donc fait appel de ce jugement.

- S’agissant de la responsabilité du centre hospitalier, le juge rappelle tout d’abord que « les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés trouvent leur origine dans des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique commise notamment dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics » (CE, 5 juin 2013, Région Haute-Normandie, n°352917 ; CE, 12 novembre 2015, Société Tonin, n°384716).

S’agissant de la première hypothèse, l’entrepreneur doit donc démontrer qu’il a été confronté à une sujétion imprévue. Or, traditionnellement, une sujétion imprévue réside nécessairement dans une difficulté matérielle rencontrée lors de l’exécution d’un marché (CE, 20 juillet 2003, Commune de Lens, n°223445). En règle générale, le juge refuse donc de considérer qu’un allongement du délai de réalisation du chantier constitue une difficulté matérielle constituant une sujétion imprévue (CAA Versailles, 22 février 2023, n°19VE03215, CAA Bordeaux, 20 mai 2020, n°18BX02280).

La Cour administrative d’appel de Lyon prend une position différente en considérant qu’un allongement du délai de réalisation du chantier de cette ampleur (on passe de 46 mois à 140) peut constituer juridiquement une sujétion imprévue ouvrant, sur le principe, droit à indemnisation.

Toutefois, pour ouvrir droit à indemnisation, encore faut-il que cette sujétion imprévue ait engendré un bouleversement de l’économie générale du contrat. Or, après un examen poussé de la réclamation, la Cour va considérer que la société SNEF est en doit de réclamer, pour le préjudice subi à raison de l’allongement du délai de réalisation du chantier, une somme de 656 956 euros, ce qui représente 9,1% du montant du marché.

La Cour en arrive donc à la conclusion qu’une telle augmentation du coût de l’opération (9,1%) ne constitue pas un bouleversement du montant du marché. La société SNEF, bien que victime d’une sujétion imprévue, n’a pas le droit à une indemnité puisque cette sujétion n’a pas abouti à un bouleversement économique du contrat.

Sur ce point, la décision de la Cour peut paraître sévère puisqu’en marché à prix forfaitaire, le seuil de bouleversement est fixé à 5%.

- S’agissant de la responsabilité quasi-délictuelle des autres constructeurs, le juge rappelle ensuite que : « Dans le cadre d'un litige né de l'exécution de travaux publics, le titulaire du marché peut rechercher la responsabilité quasi délictuelle des autres participants à la même opération de construction avec lesquels il n'est lié par aucun contrat, notamment s'ils ont commis des fautes qui ont contribué à l'inexécution de ses obligations contractuelles à l'égard du maître d'ouvrage, sans devoir se limiter à cet égard à la violation des règles de l'art ou à la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires » (CE, 11 octobre 2021, Société coopérative métropolitaine d’entreprise générale, 438872). 

Ainsi, le titulaire d’un marché peut rechercher la responsabilité quasi-délictuelle d’un autre participant aux travaux avec lequel il n’est lié par aucun contrat, y compris en invoquant ses manquements aux stipulations du contrat les liant au maitre d’ouvrage. Au regard de l’article 2224 du Code civil, le titulaire dispose d’un délai de cinq ans à compter de la découverte de ses dommages pour agir. Le délai de prescription quinquennale peut être suspendu par une action en justice, comme un référé-expertise. 

Toutefois, la Cour d’appel rappelle une règle sévère. Pour bénéficier de la suspension du délai de prescription, encore faut-il que le demandeur ait sollicité la demande d’expertise. Pour le dire autrement, l’expertise judiciaire ne suspend pas le délai de prescription au profit de l’entreprise qui n’a pas introduit cette demande d’expertise et qui ne s’est pas associée à cette demande d’expertise. Et les expertises judiciaires peuvent durer longtemps. Parfois plus de 5 ans…

En l’espèce, la société SNEF a eu connaissance de l’étendue de ses dommages le 18 mai 2011. Dès lors, ladite société disposait d’un délai de 5 ans, soit jusqu’au 18 mai 2016, pour rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants aux mêmes travaux de rénovation. Toutefois, celle-ci n’a introduit de requête devant le tribunal administratif qu’en mars 2018 et mai 2021, soit 7 et 10 ans après la découverte des dommages. En effet, la société a attendu, respectivement, la fin de l’expertise judiciaire et l’échec de la procédure de règlement amiable introduite à l’encontre du maître d’ouvrage en mars 2018 pour engager son recours contentieux. 

Dès lors, contrairement à ce qu’invoquait la société requérante, ni le référé-expertise présenté par le centre hospitalier de valence, introduit en mai 2012, ni la procédure de règlement du litige devant le CCIRA, n’ont eu pour effet d’interrompre le délai de prescription à son égard. 

Dès lors, les demandés déposées par la société SNEF à l’encontre des autres constructeurs sont rejetées pour forclusion. 

Dans ce genre de dossier, dans lequel les expertises judiciaires peuvent s’éterniser, il est donc essentiel pour préserver ses intérêts de s’associer à la demande d’expertise judiciaire présentée par une autre partie pour bénéficier de la suspension du délai de prescription. 

Sur les deux fondements, la requête de la société SNEF est donc finalement rejetée. 

Ce qu'il faut retenir

1.
Un allongement du délai de réalisation d’un chantier peut constituer une sujétion imprévue ouvrant droit à indemnité pour l’entrepreneur si cet allongement engendre un bouleversement de l’économie du contrat ; 
2.
L’expertise judiciaire ne suspend le délai de prescription pour engager une action contentieuse qu’au profit des entités qui ont sollicité cette expertise. 

À propos de l'auteur

Antoine Alonso Garcia

Inscrit au Barreau de Paris depuis 1999, j'ai créé ma propre structure en 2007.

J’interviens essentiellement dans la conduite de projets publics, tant pour les maîtres d’ouvrage publics (gestion de la passation et de l’exécution des contrats) que pour les entreprises (réponse à appels d’offres, gestion des litiges d’exécution). Cette pratique intensive des projets publics m’a naturellement amené à développer une compétence en matière en droit de la construction (publique et privée) et en droit des assurances.

Maître de conférences pour le cours de droit de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j'anime aussi de nombreuses formations en droit de la commande publique et en droit de la responsabilité administrative.

J'ai obtenu en 2020 la mention de spécialisation en droit public

J'ai créé en 2023 le Cabinet CORAL Avocats.


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