La réception « sous réserves » exclut la naissance d’un décompte général définitif tacite

Conseil d'État , 01-06-2023, n°469268

L’instauration d’un mécanisme de décompte général et définitif tacite par l’article 13.4 du CCAG -Travaux conduit de nombreux entrepreneurs à invoquer ce dispositif pour bénéficier d’une validation tacite de leur mémoire en réclamation. Nous rappellerons que cet article 13.4 du CCAG – Travaux prévoit que si le maître d’ouvrage ne notifie pas dans les délais contractuels le décompte général du marché, le décompte final établi par l’entrepreneur devient le décompte général et définitif (DGD) qui lie définitivement les parties.

Un entrepreneur, bien conseillé, va donc intégrer dans son décompte final le montant de sa réclamation (qui peut se chiffrer à plusieurs millions d’euros) et espérer que le maître d’ouvrage ne respecte pas les délais qui s’imposent à lui pour notifier le décompte général. Dans ce cas, le décompte final de l’entrepreneur intégrant sa rémunération devient le DGD. Et le maître d’ouvrage se trouve donc dans l’obligation de régler à l’entrepreneur la réclamation qu’il a déposée. Le « piège » est donc grand pour le maître d’ouvrage. Les contentieux liés à l’existence d’un DGD tacite se sont donc multipliés ces dernières années.

C’est dans ce contexte que l’arrêt du Conseil du 1er juin 2023 présente un intérêt de premier ordre puisqu’il offre aux maîtres d’ouvrage une possibilité pour contester la naissance d’un DGD tacite obligeant le maitre d’ouvrage à régler sans la contester la réclamation déposée par l’entrepreneur. La haute juridiction administrative vient, en effet, de juger que même en cas de réception « sous réserves » pour certains travaux et « avec réserves » pour d’autres, le délai de notification du projet de décompte final par l’entrepreneur ne court qu’à compter de l’établissement du procès-verbal d’exécution des travaux, objet de réserves. Concrètement, tant que les travaux réservés n’ont pas été réalisés, la notification par l’entrepreneur de son décompte final est prématurée et ne peut donc faire naître un DGD tacite.

En l’espèce, dans le cadre d’un marché de travaux de construction du pôle hospitalier public-privé de Voiron, le lot A « structure clos et couvert, partitions, finitions » a été attribué à la société régionale de construction Floriot SAS. Après les opérations préalables à la réception, le maitre d’œuvre (MOE) a proposé une réception mixte des ouvrages, autrement dit, une réception, à la fois, « avec réserves » et « sous réserves ».
Pour rappel, la réception avec réserves vise à exiger de l’entrepreneur qu’il réalise les travaux nécessaires à la correction d’imperfections ou de malfaçons. La réception « sous réserves » oblige elle l’entrepreneur à réaliser des travaux non réalisés et prévus dans le marché.

Aucune décision du maitre d’ouvrage (MO) n’a été notifiée au titulaire, lequel a transmis aux MOE et MO son décompte final. Le maître d’ouvrage n’ayant pas réagi dans le délai prévu par le CCAG – Travaux, la société Floriot estimé « disposer » d’un DGD tacite intégrant sa réclamation d’un montant de 1.777.748,58 euros TTC.

La société Floriot a, alors, saisi le tribunal administratif de Grenoble d’une requête en référé-provision en vue d’obtenir la condamnation du centre hospitalier universitaire de Grenoble Alpes à lui verser une provision de 1.777.748, 58 euros TTC. Après que le tribunal a rejeté sa demande, la cour administrative de Lyon a partiellement annulé l’ordonnance de première instance en condamnant le centre hospitalier à verser une somme de 1 493.067,90 euros TTC, assortie des intérêts moratoires. Le centre hospitalier se pourvoit alors en cassation.

Le Conseil d’État nous éclaire sur la combinaison entre les règles d’établissements du décompte général et définitif tacite et celles régissant la réception de l’ouvrage, notamment lorsque le maitre d’ouvrage ne prend pas de décision expresse quant à la réception des travaux.

Contrairement à la réception « avec réserves », la réception « sous réserves » intervient alors que certaines prestations n’ont pas encore été exécutées. En pareil cas, le titulaire s’engage à exécuter les prestations manquantes dans un délai de 3 mois maximum. Un procès-verbal doit obligatoirement être dressé afin de constater l’exécution de ces travaux.

En vertu de l’article 13.3 du CCAG Travaux de 2009, dans sa version issue de l’arrêté du 3 mars 2014, l’entrepreneur établit un projet de décompte final, après l’achèvement des travaux. Ce projet est transmis simultanément au MOE et au pouvoir adjudicateur dans un délai de 30 jours à compter de la notification de réception des travaux. L’enjeu du litige est de déterminer quel est le point de départ de ce délai de 30 jours.

Le Conseil juge que la combinaison des articles 13.3.1, 13.3.2 et 41.1.3 du CCAG Travaux de 2009 suppose que lorsque le maître ne notifie au titulaire aucune décision expresse de réception ou de refus de réception dans les 30 jours suivant la date du procès-verbal des opérations préalables à la réception, les propositions du maître d’œuvre s’imposent au maître de l’ouvrage et au titulaire du marché.

Ainsi, « lorsque le maître d’œuvre propose de réceptionner l’ouvrage au moins en partie sous réserves, le délai ouvert au titulaire pour transmettre son projet de décompte final court à compter du procès-verbal de levée de ces réserves, y compris, le cas échéant, pour les travaux qu’il propose de réceptionner sans réserve ou avec réserves ». Ce raisonnement avait d’ailleurs été retenu par la cour administrative de Marseille (CAA Marseille, 22 mai 2023, n°23MA00326). 

In fine, la réception « sous réserves » est alors conditionnelle en ce qu’elle ne produit des effets qu’après l’établissement d’un procès-verbal constatant l’exécution des travaux, objet des réserves. 

En l’espèce, le maitre d’œuvre a proposé, en partie, la réception « sous réserves » des travaux de construction du pôle hospitalier (la société Floriot n’ayant pas réalisé tous les travaux prévus contractuellement). Dès lors, le déclenchement du délai ouvert à la société de construction Floriot pour présenter son projet de décompte final ne court qu’à compter de l’établissement d’un procès-verbal constatant l’exécution des travaux, objet de réserves. Or, aucun procès-verbal n’a été établi préalablement à la transmission d’un projet de décompte final au centre hospitalier par ladite société. Il ressort donc que cette transmission est prématurée puisque le délai n’était pas encore ouvert. Ainsi, la société requérante ne peut se prévaloir d’un DGD tacite. 

C’est donc à bon droit que le tribunal administratif avait rejeté le référé provision en estimant que le titulaire ne pouvait notifier son projet de décompte final en cas de réception sous réserve alors même que ce délai ne pouvait courir qu’après la complète exécution des travaux, objet de réserves. 

Ce qu'il faut retenir

1.
La réception « sous réserves » de l’exécution de travaux non réalisés et prévus au marché empêche la naissance d’un DGD tacite ; 
2.
L’entrepreneur ne peut transmettre son décompte final qu’à compter de la réalisation des travaux faisant l’objet des réserves et de l’établissement du PV constatant cette réalisation. 

À propos de l'auteur

Antoine Alonso Garcia

Inscrit au Barreau de Paris depuis 1999, j'ai créé ma propre structure en 2007.

J’interviens essentiellement dans la conduite de projets publics, tant pour les maîtres d’ouvrage publics (gestion de la passation et de l’exécution des contrats) que pour les entreprises (réponse à appels d’offres, gestion des litiges d’exécution). Cette pratique intensive des projets publics m’a naturellement amené à développer une compétence en matière en droit de la construction (publique et privée) et en droit des assurances.

Maître de conférences pour le cours de droit de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j'anime aussi de nombreuses formations en droit de la commande publique et en droit de la responsabilité administrative.

J'ai obtenu en 2020 la mention de spécialisation en droit public

J'ai créé en 2023 le Cabinet CORAL Avocats.


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