Valider un avenant sollicité par une entreprise peut conduire le maître d’œuvre à rembourser à la collectivité le cout des travaux supplémentaires versés à l’entreprise

CAA de Douai, 17-10-2024, 22DA01801 , SCRL Agence Tribu et la SARL DSA

Voici un intéressant arrêt de la cour administrative d’appel de Douai qui va condamner une équipe de maîtrise d’œuvre à « rembourser » au maître de l’ouvrage le coût des travaux supplémentaires que ce dernier a supporté. La solution n’est pas nouvelle. Ce qui rend cette décision de justice particulière c’est la faute retenue à l’encontre de l’équipe de maîtrise d’œuvre : ce dernier a donné son « feu vert » à la signature d’avenants augmentant la rémunération des entreprises. Or, la maitrise d’œuvre aurait du conseiller au maître d’ouvrage de ne pas signer de tels avenants puisque les entreprises réclamaient une rémunération complémentaire pour des travaux rentrant dans le forfait. 

Pour aboutir à un tel raisonnement, la cour administrative d’appel de Douai va faire preuve de pédagogie en rappelant, tout d’abord, les possibilités offertes au maître d’ouvrage pour rechercher la responsabilité contractuelle solidaire de l’équipe de maître d’œuvre alors que la réception des travaux a été prononcée. 

Dans ce dossier, pour la construction d'un pôle de sports de raquettes, d'un bâtiment destiné à accueillir les services techniques municipaux ainsi que d'un système de production de chauffage et d'eau chaude sanitaire afin d'alimenter ces installations ainsi qu'un complexe sportif existant, la commune de La Madeleine (département du Nord) a confié la maîtrise d'œuvre de l'opération à un groupement solidaire formé entre les sociétés Damien Surroca Architectes (DSA), Artelia Bâtiment et Industrie, aux droits de laquelle vient la société Artelia, Agence Tribu, PhD Ingénierie et la société d'étude et de réalisation en génie acoustique (SERGA). La réception de l'ouvrage a été prononcée avec réserves par des décisions du 28 septembre 2017. 

La commune de La Madeleine, attribuant aux membres du groupement de maîtrise d'œuvre des manquements dans la conception de l'ouvrage et dans leurs obligations de conseil au cours de l'exécution des travaux, a recherché l'engagement solidaire de la responsabilité contractuelle de l’équipe de maîtrise d’œuvre. Par un jugement du 14 juin 2022, le tribunal administratif de Lille a condamné solidairement les membres du groupement de maîtrise d'œuvre à verser à la commune de La Madeleine la somme de 207 955,48 euros TTC en réparation du préjudice ayant résulté d'un manquement à leur devoir de conseil du fait de l'absence d'observations formulées à l'occasion de demandes de paiement de travaux supplémentaires en lien avec la présence dans le sol de fondations d'une ancienne usine chimique Rhodia. Le tribunal administratif de Lille a, en outre, décidé qu'il serait procédé à une expertise afin de déterminer le montant du préjudice subi par la commune en raison de l'abandon, au cours des travaux, du projet de raccordement du système de production de chauffage au complexe sportif préexistant. 

Les sociétés DSA et Agence Tribu ont fait appel de ce jugement en invoquant, entre autres, l’impossibilité pour le maître d’ouvrage de rechercher la responsabilité contractuelle de l’équipe de maîtrise d’œuvre puisque les travaux avaient été réceptionnés. 

Pour déterminer si la responsabilité contractuelle de l’équipe de maîtrise d’œuvre est juridiquement envisageable, la cour commence par rappeler « qu’indépendamment de la décision du maître d'ouvrage de réceptionner les prestations de maîtrise d'œuvre, la réception de l'ouvrage met fin aux rapports contractuels entre le maître d'ouvrage et le maître d'œuvre ». Le principe demeure, en effet, que le maître d’ouvrage ne peut plus rechercher la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre après la réception des travaux pour des vices de conception affectant l’ouvrage (CE, 2 décembre 2019, req. n° 423.544, Société Guervilly et autres). 

Au cas d’espèce, la cour va constater que les procès-verbaux de réception des travaux comportent, pour certains des lots, des réserves. La cour en tire la conséquence classique que ces « réserves ont eu pour effet de maintenir les rapports contractuels au-delà de la date de réception, pour l'ensemble des malfaçons concernées par ces réserves ». La cour prend le temps de préciser qu’il « ne résulte pas de l’instruction que ces réserves auraient été levées à la date d'enregistrement » de la requête déposée par la Commune de la Madelaine à l’encontre des sociétés DSA et Agence Tribu. Dès lors, la cour en arrive à la conclusion que ces deux sociétés ne « sont pas fondées à soutenir que la réception de l’ouvrage, avec réserves, faisait obstacle à ce que la commune recherche l’engagement de leurs responsabilité contractuelle ». 

Cet arrêt confirme, donc, que la réception avec réserves d’un ouvrage permet au maître de l’ouvrage de rechercher la responsabilité contractuelle de la maîtrise d’œuvre pour des vices de conception affectant l’ouvrage ou pour des carences dans le suivi des travaux. 

La cour prend le soin de souligner que même en l’absence de réserves, la commune de la Madelaine aurait pu rechercher, du moins en partie, la responsabilité contractuelle des deux maîtres d’œuvre. La cour rappelle, en effet, que le maître d’ouvrage recherche, en partie, dans ce dossier la responsabilité de l’équipe de maîtrise d’œuvre pour les surcoûts résultant de travaux supplémentaires. Or, le Conseil d’Etat a d’ores et déjà eu l’occasion de préciser que le maître d’ouvrage peut rechercher la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre pour les travaux supplémentaires qu’il a dû financer à raison de fautes de la maîtrise d’œuvre tant que le décompte définitif du marché de maîtrise d’œuvre n’a pas été adopté (CE 10 octobre 2022, Communauté d’agglomération du Grand Angoulême, req. n°455.188). Or, dans cette espèce, le décompte définitif du marché de maîtrise d’œuvre n’a pas été établi. 

La cour en arrive à la conclusion qu’en l’espèce la commune peut donc engager la responsabilité contractuelle de l’équipe de la maîtrise d’œuvre puisque la réception des travaux a été prononcée avec des réserves et que pour la partie qui concerne les travaux supplémentaires supportés par la collectivité le décompte définitif du marché de maîtrise d’œuvre n’a pas été adopté. 

Concernant la solidarité entre maîtres d’oeuvre, la cour applique, au cas d’espèce, des principes désormais établis. La cour rappelle, ainsi, que la solidarité ne peut être écartée que « si une répartition des tâches entre les entreprises a été signée par le maître d'ouvrage auquel elle est alors opposable ». Or, comme souvent dans le cadre d’un marché de maîtrise d’œuvre, l'acte d'engagement auquel est annexé le tableau de répartition des honoraires, ne permet pas d’établir une répartition précise des tâches entre les différents membres composant l’équipe de maîtrise d’œuvre. La cour en arrive à la conclusion que « chacun des membres du groupement solidaire de maîtrise d'œuvre doit répondre de la totalité des manquements commis dans la mesure où ils sont imputables à l'un quelconque des membres du groupement ». 

Sur le fond du dossier du dossier, la cour va examiner les deux avenants conclus par la commune avec les sociétés titulaires des lots n°1 « Gros œuvre » et n°12 « VRD – Clôtures » qui ont conduit au paiement de travaux supplémentaires à hauteur de 207.955,48 euros TTC. Ces deux avenants portent sur la démolition des vestiges rencontrés lors des travaux de réalisation de pieux et de terrassement. Or la cour va considérer que ces travaux ne constituaient pas des travaux supplémentaires puisque le CCAP des marchés de travaux précisait que l'ensemble des travaux en lien avec la présence de vestiges dans le sol devaient être regardés comme compris dans le prix global et forfaitaire et non comme des travaux non prévus par le marché.

Pour la cour, la maîtrise d’œuvre devait, dans ces conditions, au titre de sa mission " direction de l'exécution des travaux " (DET), alerter le maître d'ouvrage, avant la conclusion de ces avenants, de ce que les travaux en cause, déjà inclus dans le marché à forfait, n'avaient pas à faire l'objet de tels avenants.

L’équipe de maîtrise d’œuvre est donc condamnée, pour violation de son devoir de conseil au stade de la mission « DET », à « rembourser » à la commune de la Madelaine la somme de 207.955,48 euros TTC que la collectivité à verser indument à deux entreprises. 

Cet arrêt présente une certaine originalité sur ce point. Il est relativement courant que la maîtrise d’œuvre soit condamnée à rembourser au maitre d’ouvrage des travaux supplémentaires qui trouvent leurs sources dans une erreur de conception de la maîtrise d’œuvre. On sait, désormais, que la maîtrise d’œuvre peut également être condamnée à rembourser au maître d’ouvrage des travaux supplémentaires qui découlent non d’erreurs de conception, mais d’une simple carence dans l’analyse des devis présentés par les entreprises en cours de chantier. 

La solution est donc sévère pour la maîtrise d’œuvre : la cour confirme qu’au titre de la mission « DET », il appartient à la maîtrise d’œuvre de vérifier de manière approfondie si les demandes de rémunération supplémentaire présentées par les entreprises excèdent ou non le forfait inscrit dans le marché. 

Si cette vérification est opérée rapidement, le maître d’œuvre encourt le risque de voir sa responsabilité engagée et d’être condamné à « rembourser » au maître d’ouvrage le cout des travaux supplémentaires qu’il a trop rapidement validé. 

Ce qu'il faut retenir

1.
La réception avec réserves des travaux permet à la collectivité, maître d’ouvrage, de rechercher la responsabilité contractuelle de l’équipe de maîtrise d’œuvre 
2.
Tant que le décompte définitif du marché de maîtrise d’œuvre n’a pas été adopté, la collectivité publique peut rechercher la responsabilité contractuelle de l’équipe de maîtrise d’œuvre pour les travaux supplémentaires supportés par la collectivité 
3.
Le maître d’œuvre viole son obligation de conseil au titre de sa mission « DET » lorsqu’il valide des avenants sollicités par les entreprises en cours de chantier alors que ces avenants portent sur des travaux inclus dans les marchés de travaux qui ne constituent donc pas des travaux supplémentaires 

À propos de l'auteur

Antoine Alonso Garcia

Inscrit au Barreau de Paris depuis 1999, j'ai créé ma propre structure en 2007.

J’interviens essentiellement dans la conduite de projets publics, tant pour les maîtres d’ouvrage publics (gestion de la passation et de l’exécution des contrats) que pour les entreprises (réponse à appels d’offres, gestion des litiges d’exécution). Cette pratique intensive des projets publics m’a naturellement amené à développer une compétence en matière en droit de la construction (publique et privée) et en droit des assurances.

Maître de conférences pour le cours de droit de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j'anime aussi de nombreuses formations en droit de la commande publique et en droit de la responsabilité administrative.

J'ai obtenu en 2020 la mention de spécialisation en droit public

J'ai créé en 2023 le Cabinet CORAL Avocats.


Rechercher des articles dans la même thématique :