Le devoir de conseil du maître d’œuvre s’étend aux normes applicables à l’ouvrage Le devoir de conseil du maître d’œuvre s’étend aux normes applicables à l’ouvrage

Conseil d'État, 23-12-2023, n°472.699 , OPH Domanys

Au fil des années, la jurisprudence administrative tend à circonscrire les contours du devoir de conseil du maître d’œuvre tout en adoptant une lecture extensive de celui-ci. La décision OPH Domanys du 23 décembre 2023 l’illustre une nouvelle fois.

En l’espèce, le Conseil d’État vient casser l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon qui a jugé que le maître d’œuvre ne peut pas voir sa responsabilité engagée s’il a omis au moment de la réception des travaux d’identifier des non-conformités découlant d’une méconnaissance des prescriptions techniques de construction. Le Conseil d’État vient, en effet, juger que le « devoir de conseil implique que le maître d'œuvre signale au maître d'ouvrage toute non-conformité de l'ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l'art et aux normes qui lui sont applicables, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l'ouvrage ».

Pour rappel, le maître d’œuvre a pour mission d’apporter son expertise et son assistance au maître d’ouvrage durant l’intégralité du chantier mais aussi à l’occasion de la réception de l’ouvrage. Dans ce dernier cas, la responsabilité du maître d’œuvre au titre de son devoir de conseil peut être engagée s’il s’abstient d’attirer l’attention du maître d’ouvrage sur les « désordres » (1), « vices » (2) ou « malfaçons » (3), présentant ou non un caractère apparent lors de la réception (4), et dont le maître d’œuvre pouvait avoir connaissance « en sorte que la personne publique soit mise à même de ne pas réceptionner l’ouvrage ou d’assortir la réception de réserves ».

Comme le relève le rapporteur public, M. Pichon de Vendeuil, sous l’arrêt M. G. c. Commune de Biache-Saint-Vast du 10 décembre 2020, ce devoir de conseil « s’apprécie nécessairement dans la perspective et au titre de la réception de l’ouvrage » (5).

De la sorte, ce devoir implique que le maître d'œuvre signale au maître d'ouvrage toutes non-conformités de l'ouvrage aux stipulations contractuelles ou aux règles de l'art (6). En 2020, le Conseil d’État avait considéré que ce devoir impliquait également d’informer le maître d’ouvrage de « l'entrée en vigueur, au cours de l'exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l'ouvrage » (7). Trois ans plus tard, le Conseil d’État généralise cette obligation « aux normes qui lui sont applicables » (8) telles que, dans le cas d’espèce, des « prescriptions techniques en matière de construction relatives à l’aération des logements et à leur accessibilité aux personnes handicapées » (9).

Si cette solution permet au maître de l’ouvrage de réceptionner un ouvrage conforme aux règles en vigueur au moment de sa réception et, le cas échéant, d’assortir cette réception de réserves, il n’en demeure pas moins qu’elle s’opère au détriment d’un nouvel élargissement de la responsabilité du maître d’œuvre au titre de son devoir de conseil.

Cet élargissement apparaît regrettable et interroge sur la portée concrète de cette obligation.

D’abord, cette extension du devoir de conseil est regrettable en ce qu’elle fait peser sur les maîtres d’œuvre une obligation semblable à celle qui pèse sur les professionnels du droit et qui tient à la fois à une connaissance du droit positif et à une veille juridique.

Dans l’affaire commentée, le juge administratif a estimé que la non-conformité de l’ouvrage à une norme qui lui applicable se rattache au devoir de conseil du maître d’oeuvre, y compris si cette norme n’est pas mentionnée dans documents contractuels du marché. Par conséquent, les vices qui en résultent sont susceptibles d’engager la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre même si la réception de l’ouvrage a été prononcée.

Or, face à la multiplication des normes au niveau national et européen et à leur complexification, le maître d’œuvre se voit imposer une obligation exigeante et difficilement tenable en pratique.

Le maître d’œuvre pourrait vouloir atténuer sa responsabilité en invoquant à l’encontre du maître d’ouvrage l’adage selon lequel « nul n’est censé ignoré la loi ». Toutefois, force est de constater que dans la décision de 2020 précitée, le Conseil d’État a considéré que si le maître d’ouvrage avait été négligeant dès lors qu’il aurait dû connaître la nouvelle règlementation, publiée au Journal Officiel et qui avait fait l’objet d’une publicité à grande échelle auprès des collectivités, sa faute n’est de nature à exonérer le maître d’œuvre à hauteur « seulement » de 20% de sa responsabilité.

Ensuite, la portée réelle de ce devoir de conseil interroge à deux égards :

D’une part, le juge administratif ne considère plus seulement que le devoir de conseil implique de signaler la « règlementation » applicable à l’ouvrage. Il suppose de signaler les « normes qui lui sont applicables », sans distinction. La notion de « norme », plus large que celle de « règlementation », implique, sans nul doute, une obligation de veille juridique généralisée. Le maître d’œuvre devant désormais connaître et veiller à l’évolution, tout au long de la période des travaux, des normes nationales mais aussi européennes, lesquelles sont bien souvent techniques. 
 
D’autre part, le devoir de conseil du maitre d’œuvre implique-t-il de signaler au maître d’ouvrage les nouvelles normes applicables au projet alors mêmes qu’elles ne seraient pas immédiatement applicables au projet ? Ni les faits de l’affaire commentée ni ceux de 2020 n’ont conduit le juge administratif à trancher cette question. Pour autant, la volonté affichée des juges du Palais Royal d’étendre la responsabilité du maître d’œuvre permet de ne pas exclure cette possibilité. D’ailleurs, dans ses conclusions sous l’affaire de 2020, le rapporteur public tranchait en faveur d’une réponse positive. Dès lors, la prochaine étape de l’extension de la responsabilité des maîtres d’œuvre au titre de leur devoir de conseil pourrait donc être l’abstention de signaler au maître d’ouvrage les non-conformités de l’ouvrage à des dispositions qui auront vocation à s’appliquer au projet.   

Ainsi, les précisions apportées par le Conseil d’État sur l’étendue du devoir de conseil du maître d’œuvre tend à ajouter à sa compétence technique, une compétence juridique se traduisant par une obligation exigeante de veille juridique des normes applicables aux travaux de l’ouvrage dont il assure le suivi. Sa responsabilité contractuelle s’en trouve donc que plus grande. 

(1)    CE, 7ème – 2ème chambres réunies, 22 décembre 2023, n°472699, mentionné dans les tables du recueil Lebon
(2)    CE, 7ème chambre, 8 janvier 2020, n°428280
(3)    CE, 7ème – 2ème chambres réunies, 8 juin 2005, n°261478, mentionné aux tables du recueil Lebon
(4)    CE, 7ème – 2ème sous-sections réunies, 28 janvier 2011, n°330693, mentionné dans les tables du recueil Lebon
(5)    Conclusion sous l’arrêt CE, 10 décembre 2020, n°432783, précisément p.5
(6)    CE, Section, 21 octobre 2015, n°385779
(7)    CE, 10 décembre 2020, n°432783
(8)    CE, 7ème – 2ème chambres réunies, 22 décembre 2023, précité
(9)    Ibid.

Ce qu'il faut retenir

1.
1.    La responsabilité contractuelle des maîtres d’œuvre peut être engagée en cas d’absence de signalement au maître d’ouvrage de toute conformité de l’ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l’art mais aussi, et plus largement, aux normes qui lui sont applicables.

À propos de l'auteur

Antoine Alonso Garcia

Inscrit au Barreau de Paris depuis 1999, j'ai créé ma propre structure en 2007.

J’interviens essentiellement dans la conduite de projets publics, tant pour les maîtres d’ouvrage publics (gestion de la passation et de l’exécution des contrats) que pour les entreprises (réponse à appels d’offres, gestion des litiges d’exécution). Cette pratique intensive des projets publics m’a naturellement amené à développer une compétence en matière en droit de la construction (publique et privée) et en droit des assurances.

Maître de conférences pour le cours de droit de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j'anime aussi de nombreuses formations en droit de la commande publique et en droit de la responsabilité administrative.

J'ai obtenu en 2020 la mention de spécialisation en droit public

J'ai créé en 2023 le Cabinet CORAL Avocats.


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